EXPERTS INVITÉS. La stratégie d’investissement de type valeur, qui a fait la renommée de grands du placement tel Warren Buffett, est-elle morte à la faveur du type croissance ? Voilà un débat qui déchire la communauté financière depuis plusieurs années. Nous préférons faire fi des étiquettes accolées aux placements pour nous concentrer sur l’évaluation des entreprises et les facteurs qui transforment cette tâche cruciale.
On ne compte plus les médias et observateurs de la Bourse qui proclament l’obsolescence de la philosophie de placement valeur, laquelle consiste, selon la croyance générale, à cibler des titres qui présentent de faibles ratios d’évaluation. La cause principale ? Les bouleversements permanents causés par les géants technologiques dans les secteurs traditionnels.
La stratégie communément appelée «croissance», qui favorise les entreprises dont les ventes et bénéfices augmentent à un rythme plus rapide que ceux du marché dans son ensemble, a historiquement été moins rentable que celle dite de «valeur». Cette dernière connaît toutefois une traversée du désert depuis plus d’une dizaine d’années.
L’écart de performance entre les deux démarches s’est accentué depuis cinq ans. L’indice américain Russell 1000 Croissance, composé de sociétés comme Amazon, Facebook, Alphabet (Google) et Visa, a affiché depuis 2014 un rendement annuel composé de 13,2 %. En comparaison, l’indice Russell 1000 Valeur, qui réunit des sociétés à la croissance plus faible telles Berkshire Hathaway, Johnson & Johnson, Exxon Mobil et Procter & Gamble, a progressé de seulement 7,3 % par année au cours de la même période.
Ces résultats suffisent à attiser les affrontements entre les deux écoles d’investissement.
Dans le coin gauche, les irréductibles de l’école valeur affirment qu’un retour à la moyenne surviendra et que l’heure de la revanche sonnera éventuellement. Dans le coin droit se trouvent ceux qui ne jurent plus que par la philosophie croissance, convaincus qu’on ne vivra pas l’habituel retour à la faveur des titres sous-évalués en raison du changement de paradigme entraîné par les technologies.
Cette confrontation est loin d’être nouvelle et constitue à notre avis un piège pour ceux qui investissent en s’appuyant sur des étiquettes. Dans sa lettre annuelle aux actionnaires de 1992, Warren Buffett avait déjà mis en garde les investisseurs qui se sentent forcés de choisir un camp.
«Cette façon de penser nous apparaît confuse. À notre avis, les deux démarches se rejoignent à la hanche : la croissance est toujours une composante clé dans le calcul de la valeur, constituant une variable dont l’importance peut être autant négligeable qu’énorme et dont l’effet peut être aussi bien négatif que positif», avait alors écrit le célèbre PDG de Berkshire Hathaway.
En d’autres termes, un titre qui se négocie à un multiple élevé peut être sous-évalué et offrir de la valeur si notre estimation nous amène à conclure que la croissance de son bénéfice par action se poursuivra pendant de nombreuses années.
Ce qui a véritablement changé
Comme le faisait remarquer M. Buffett en 1992, l’expression «investissement de valeur» est en soi redondante. Qu’est-ce qu’un investissement si ce n’est l’acte de rechercher une valeur au moins suffisante pour justifier le prix payé ?
Nous demeurons d’avis que pour avoir du succès en Bourse, l’investisseur doit mener le même travail que par le passé. Soit d’évaluer avec la plus grande précision possible la capacité bénéficiaire à long terme d’une entreprise et déterminer le juste prix à payer pour la croissance anticipée.
En revanche, un investisseur ne peut plus se fier aux indicateurs d’évaluation classiques utilisés il y a 30 ou 40 ans.
À l’ère où un nombre croissant d’entreprises sont surtout constituées d’actifs intangibles – pensons à Airbnb qui ne possède pas les lieux d’hébergement ou à Facebook et à son réseau d’utilisateurs, le ratio cours/valeur comptable se révèle nettement moins pertinent qu’au moment où la valeur des entreprises résidait dans leurs usines, leurs stocks ou leur réseau de magasins.
La valeur totale des actifs intangibles des entreprises inscrites en Bourse a surpassé le seuil des 57 000 milliards de dollars américains – vous avez bien lu, 57 000 milliards – pour la première fois de l’histoire en 2018, selon une analyse du cabinet Brand Finance. Cela équivaut à plus de 50 % de la valeur boursière totale des entreprises du monde.
Facebook (FB) a par exemple une valeur comptable nette de 89 G $ US, par rapport à une valeur boursière de 539 G $ US. Si on évaluait le réseau social sous l’angle comptable, il serait jugé très cher. Or, la valeur de Facebook ne réside pas dans des actifs physiques, mais dans son vaste effet de réseau qui incite les utilisateurs à visiter le site régulièrement.
Pourtant, l’état de la situation financière de Facebook n’accorde pas ou peu de valeur à cet effet de réseau, pratiques comptables obligent. Or, nous pourrions aisément démontrer que la valeur de cet effet de réseau, qui est inadéquatement évaluée au bilan, surpasse celle d’un parc d’usines d’un géant industriel. Contrairement à un réseau d’utilisateurs, le parc d’usines se voit tout de même accorder une plus grande valeur au bilan d’une société.
Plutôt que de participer au débat entre valeur et croissance, il est essentiel d’adapter ses méthodes d’évaluation des entreprises. L’aspect le plus déterminant réside dans la faculté de l’investisseur à accorder une valeur à la durabilité des avantages concurrentiels et à la croissance future d’une entreprise. Or, c’est de moins en moins les outils classiques comme celui reposant sur la valeur comptable – et parfois même le ratio cours/bénéfice – qui vous donneront la juste réponse.
Divulgation : les clients et associés de Medici possèdent des actions de Facebook et de Berkshire Hathaway.
Source: Valeur ou croissance: pourquoi les étiquettes sont sans importance (Les Affaires)
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